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Vision politique

L’année dernière, deux nouveaux coups d’État ont été successivement perpétrés sur le continent africain, le 26 juillet au Niger puis le 30 juillet au Gabon, confirmant de manière spectaculaire la faible maturité démocratique de nos États. Au Gabon, le putsch est intervenu dans un contexte de contestation des résultats électoraux et de fortes tensions politiques dans le pays. En revanche au Niger, aucun démocrate africain ne pouvait imaginer la chute de Mohamed Bazoum, au regard de son action et des résultats obtenus, sur le plan sécuritaire notamment. Au Gabon, l’armée a empêché un holdup électoral. Au Niger, l’armée a renversé un Président démocratiquement élu et a mis fin à une expérience démocratique saluée unanimement par la communauté internationale. Ces contextes différents expliquent les réactions dissemblables des deux organisations régionales : condamnation de principe pour la CEMAC, sanctions lourdes et menaces pour la CEDEAO.

Quatre mois et demi plus tard, le 10 décembre 2023, à l’issue d’un bras de fer épique, la CEDEAO se résignait pourtant à entériner cette prise du pouvoir par la force, rapidement suivie par l’Organisation des Nations Unies. Notre organisation régionale témoignait de son impuissance, de notre incapacité collective à préserver et à défendre nos fragiles constructions démocratiques. Ces derniers épisodes de notre histoire, après plus de 60 années d’indépendance, nous rappellent que les valeurs universelles de la démocratie ne se sont pas encore ancrées dans nos sociétés pour être des valeurs de civilisation. Au Niger, en l’absence d’une opinion publique régionale consciente de l’impérieuse nécessité de défendre ces principes, la CEDEAO a échoué dans sa volonté de rétablir la légalité constitutionnelle et d’imposer la démocratie.

Dans tous les pays de la sous-région, la fracture est apparue au grand jour entre les démocrates fondamentalistes et les autres. Faute de consensus, la défense de la démocratie se trouve forcément fragilisée. Cela offre un terrain propice à l’essor des dictatures, comme on l’observe aujourd’hui dans beaucoup de pays d’Afrique, en particulier en Afrique de l’Ouest. Cette absence de maturation démocratique interpelle certes les États africains, mais surtout les partis politiques et les organisations de la société civile.

En effet, elle sanctionne leur échec dans leurs missions, dans certains cas, constitutionnelles, de participation à la formation de l’opinion donc à l’ancrage de la démocratie. Dans les pays développés, l’opinion publique est le principal bouclier de la démocratie. L’adhésion citoyenne à ces valeurs est une arme de dissuasion, le ressort des mobilisations populaires partout dans le monde contre les dictatures et contre toute forme de violation des droits de l’homme et des droits des minorités.

LES COUPS D’ÉTAT… UNE PATHOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

Les coups d’État sont souvent l’aboutissement de coups de canifs multiples et répétés aux principes démocratiques, les tripatouillages constitutionnels pour se maintenir au pouvoir, à la faveur de ce que l’on appelle pudiquement « une remise des compteurs à zéro », l’instrumentalisation de la justice afin d’écarter des opposants, en passant par l’achat des consciences, les bourrages d’urnes, la patrimonialisation de l’État, les entraves à la liberté d’expression. Quand les opinions publiques nationales et internationales manifestent une faible capacité de réaction, elles contribuent à l’impunité des dérives démocratiques et encouragent les crimes contre la démocratie.

Tout est perdu comme nous le constatons à l’heure actuelle au Mali, au Burkina Faso, au Niger et en Guinée, si les opinions publiques ne s’emparent pas des Transitions pour leur imposer un contenu et un calendrier, afin de restaurer rapidement, puis de consolider et d’enraciner les principes démocratiques dans le pays. La dictature, notamment militaire, est la voie de la régression politique, économique et sociale. Sans même parler de coup d’État, la régression démocratique est générale sur le continent. Qui pourrait imaginer ailleurs qu’en Afrique dresser des lauriers à un chef d’État qui quitte le pouvoir à l’issue d’une défaite électorale, comme cela s’est récemment produit avec George Weah au Liberia. Le soulagement était à la mesure de la nature tragiquement exceptionnelle de sa posture.

Cela est possible d’abord parce que « la transplantation » dans les sociétés africaines de ces valeurs occidentales héritées de l’humanisme grec et de la civilisation chrétienne, peut être l’objet de rejet, plus ou moins aigu, voire chronique, en fonction des contextes nationaux et des défis à relever. Les libertés fondamentales, la souveraineté du peuple, le pluralisme idéologique et politique sont alors sacrifiés au profit de régimes de « salut public » ou de « transition » censés incarner la volonté du peuple et répondre à ses aspirations.

Par ailleurs, l’Afrique souffre d’une forme de culture de la relativité qui autorise chacun à chercher des accommodements avec des valeurs cardinales et à admettre des arrangements et des compromis là où nous devrions collectivement faire preuve d’intransigeance. Cette culture de la flexibilité, de la malléabilité s’applique à la question de la démocratie. Mais elle se retrouve également dans une tolérance trop souvent partagée face à la corruption et plus généralement sur la question de l’impunité. Cette complaisance contre laquelle il est urgent de réagir constitue évidemment un frein au progrès et à l’évolution de nos pays.

Refonder notre modèle démocratique s’impose plus que jamais comme un défi de civilisation ! Il ne s’agit pas de rejeter la démocratie pour sa difficulté à imposer ses valeurs, mais de nous l’approprier afin de la refonder. Refonder notre modèle démocratique, c’est créer les conditions pour l’enracinement des valeurs démocratiques, c’est éviter le mimétisme et puiser dans notre héritage socio-politique et culturel les ressources institutionnelles susceptibles d’acclimater les valeurs de la démocratie, de renforcer sa pertinence et son efficacité et de maitriser le phénomène de rejet. C’est surtout faire de l’éducation à la démocratie une cause nationale. C’est enfin éradiquer la corruption et le tribalisme, deux ressorts fondamentaux de la politique dans nos pays. Ils se substituent au débat, à la confrontation des projets et des idées et ont en commun de rabaisser l’action publique. Ils entravent l’affermissement démocratique, contrarient la bonne gouvernance et bloquent le progrès social. Ce sont des calamités contre lesquelles le combat doit être sans merci. C’est à ce prix que la démocratie progressera sur notre continent. Si l’Afrique échoue, notre environnement géographique mais, au-delà, la planète tout entière sera confrontée à l’immigration sauvage, au désordre, aux conflits compte tenu des enjeux de développement économique et social concentrés en Afrique.

L’INSTRUMENTALISATION DE L’ARGENT, CETTE PLAIE QUI GANGRÈNE NOTRE CORPS SOCIAL

Nous devons d’abord briser le lien malsain qui existe entre l’argent et la politique. L’argent pollue le débat public. Il est une obsession pour de nombreux Africains. Cette frénésie s’explique sans doute par le passé, la volonté de rompre avec une histoire d’indigence et d’accéder ici et maintenant au cercle restreint des grandes fortunes. Cette quête se fait toujours au prix d’actes de prévarication ; la corruption connait de multiples déclinaisons car l’imagination semble dans ce domaine sans limite : clientélisme, favoritisme, pots de vin, fraude, racket, commissions… Elle peut aussi être plus sophistiquée et prendre par exemple la forme de marchés publics octroyés de gré à gré ou extensibles par avenants. Cette quête de l’argent à tout prix est un état d’esprit, une culture : la conduite d’une fonction est alors perçue moins comme l’occasion de servir, que de se servir le plus rapidement et le plus goulûment possible. Les périodes électorales se traduisent par des distributions massives d’argent ; l’achat des électeurs et la corruption des agents électoraux se substituent au débat programmatique. Face à ces comportements, les peuples de nos pays semblent résignés. Ils assistent impuissants aux conséquences destructrices de ces pratiques sur leurs vies. Dans la réalité, ces pratiques freinent les investissements. Elles obèrent le coût des projets et la compétitivité de l’économie. Elles pénalisent la croissance et l’emploi. Elles ont comme conséquence la pauvreté de la population.

Dans une interview récente, l’ancien président du Niger, Mohamed Bazoum voyait également dans la corruption et l’impunité « le plus grand facteur de déstabilisation de nos institutions ». De fait, l’impact est destructeur sur la crédibilité des dirigeants et sur la confiance dans la bonne gouvernance de nos États. En Côte d’Ivoire, le terme « restaurant » est très souvent utilisé pour qualifier le pouvoir actuellement aux affaires. Ce qualificatif emprunté au registre de l’alimentation reflète en réalité une forme de mépris envers les dirigeants qui sont supposés incarner l’exemplarité.

Devant ce désastre social et moral, certains pays semblaient ou semblent décidés à s’engager sur la voie de l’impunité zéro. C’était le cas du Niger et ce combat salutaire est paradoxalement à l’origine du coup d’État dont a été victime son Président le 26 juillet 2023. En Côte d’Ivoire, des audits dans plusieurs entreprises publiques et un récent rapport de la Cour des comptes ont permis de mettre en évidence plusieurs situations de détournement des deniers publics et d’épingler certaines hautes personnalités. Le régime proclame sa volonté de lutter contre ce fléau. Mais les initiatives demeurent encore timides. L’émergence des lanceurs d’alerte témoigne de la prise de conscience de la nocivité de ce phénomène et de la progression de l’exigence sociale de bonne gouvernance. Il faut adopter à leur endroit un cadre légal protecteur.

D’autres pistes peuvent être explorées : renforcer l’indépendance de l’autorité judiciaire et son pouvoir en matière de lutte contre la fraude ; étendre l’obligation de déclaration de patrimoine à tous ceux qui exercent des prérogatives de puissance publique ; affermir les moyens et pouvoirs des institutions de contrôle de la bonne gouvernance ; légiférer sur la répression des biens mal acquis ; renforcer le contrôle parlementaire dans le choix et l’action des hauts dirigeants de l’État ; moderniser par la digitalisation les procédures administratives et financières. C’est un immense défi pour l’émergence de nos pays.

Enfin, la communauté internationale doit être un levier d’action et de mobilisation. Le FMI conditionne régulièrement ses prêts à l’exigence de transparence dans leur affectation. En Europe, la Commission de l’Union européenne a fait, en 2022, toute une série de propositions visant à harmoniser les règles et les sanctions applicables dans l’Union européenne. L’objectif est de se doter d’une politique globale et cohérente, d’ailleurs prévue dans son champ de compétences, et de réduire les possibles distorsions de concurrence au détriment des entreprises, qui portent préjudice au marché unique européen. L’Union africaine pourrait, dans le cadre de la construction du vaste marché unique continental que sera la ZLECAF, s’inscrire dans une démarche similaire. À l’image des autres habitants de la planète, nous devons placer la lutte contre ces pratiques au cœur de l’État de droit et de la renaissance africaine.

LE TRIBALISME, FREIN À L’UNITÉ NATIONALE

Il nous faut ensuite éradiquer le tribalisme. Il constitue la deuxième plaie de nos pays dans leur marche vers la démocratie. Il est destructeur pour l’unité de nos Nations. L’Afrique est coutumière de ces conflits ethniques qui ont provoqué de nombreuses guerres et drames. Le génocide Tutsi de 1994, qui a fait plus d’un million de morts au Rwanda, reste le plus emblématique. S’il n’a pas toujours de telles conséquences dramatiques, le tribalisme mine de manière systémique le sentiment d’appartenance nationale. Il développe des replis identitaires. Associé au népotisme, ils nourrissent la médiocrité du personnel politique en favorisant des choix fondés davantage sur des critères ethniques que sur les compétences ou le mérite.

En contrepartie, l’attribution d’appels d’offres, ou simplement d’emplois obéit à des règles de réciprocité régionale ou ethnique, au détriment là encore des talents et des qualifications. Les conséquences sont pernicieuses. Le tribalisme n’incite pas au dépassement de soi, à l’acquisition de compétences. Il maintient aux marges de la société ceux qui n’appartiennent pas à la « bonne ethnie » ou région, générant des frustrations. Il instrumentalise les enfants d’un même pays, favorisant les uns, discriminant les autres. La victime est, là encore, toujours le peuple, empêché de se sentir pleinement citoyen d’un État inclusif et d’une Nation soudée autour de valeurs partagées.

Le tribalisme génère un puissant sentiment d’injustice, de la colère et une envie de vengeance contre une discrimination. La vengeance devient alors un moteur dans la conquête du pouvoir. Elle est une plaie qu’il nous faut cautériser. La vengeance est multiforme dans son expression. Elle trouve souvent son origine dans des souffrances passées, une maltraitance réelle ou supposée, des frustrations liées à une longue absence du pouvoir, un sentiment d’exclusion. Elle se traduit paradoxalement par la volonté de reproduction des blessures subies, à l’encontre de l’autre, supposé bourreau et destiné à devenir à son tour victime. Elle induit d’autres douleurs, d’autres souffrances, d’autres blessures, dans un match retour mortifère appelé à se perpétuer au fil des générations, dans une tragique reproduction d’une histoire sans fin.

À la vengeance, il importe donc de substituer les valeurs positives et unificatrices des droits de l’homme, de la liberté, de la réconciliation, et des outils de règlement pacifique des conflits. La construction de l’unité nationale est à ce prix. Les défis sont immenses. L’enjeu est d’imposer de nouvelles pratiques, une nouvelle culture dominante, d’ancrer l’idéal démocratique non seulement dans nos mots, mais davantage dans nos consciences et dans nos réalités. L’enjeu est la construction d’États véritablement impartiaux et forcément décentralisés pour tenir compte de nos singularités. L’enjeu est de bâtir une Afrique dans laquelle la Démocratie soit enfin le socle de toute légitimité et la source de la prospérité.

Pascal AFFI N’Guessan

Ancien Premier ministre de Côte d’Ivoire

 Président du Front Populaire Ivoirien (FPI)

In Revue politique, Editions 2024

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